Dans ce tutoriel, nous allons illustrer un mécanisme physique mis en œuvre par une procédure mathématique, capable d’amortir les oscillations de Gibbs.
Introduction
Dans un exercice récent, nous avons abordé le phénomène de Gibbs, qui se manifeste par l’apparition d’oscillations dans la série de Fourier aux points de discontinuité de première espèce d’un signal périodique. Ce phénomène est dû à la convergence non uniforme de la série de Fourier en ces points. Dans l’exercice, nous avons étudié le cas particulier de l’onde carrée, car elle simplifie le calcul des coefficients de Fourier.
Si
est la valeur constante caractérisant l’onde carrée, on obtient les coefficients suivants ainsi que la somme partielle d’ordre
:
En supposant une période
secondes. Sur la Figure 1, les oscillations de Gibbs sont bien visibles, c’est-à-dire une série de maxima et minima relatifs des sommes partielles d’ordre
, qui ne sont pourtant pas présents dans le signal d’origine. On observe aussi que, lorsque l’on passe d’une somme d’ordre
à
, les oscillations correspondantes sont presque en opposition de phase. Par conséquent, en additionnant ces sommes partielles, les oscillations devraient s’atténuer par interférence destructive.
Figure 1 : Premières sommes partielles de la série de Fourier d’une onde carrée
La somme des
devra ensuite être normalisée, sinon le signal résultant aura une amplitude bien plus élevée que celle du signal initial. La normalisation la plus simple consiste à faire la moyenne en divisant par
, car les sommes sont comptées à partir de
(même si
). En d’autres termes, on considère de nouvelles sommes partielles :
Remarque : on commence la somme à
car c’est la borne inférieure utilisée dans (1), et comme mentionné,
. On divise bien par
, qui représente le nombre de termes moyennés.
L’équation (2) permet d’annuler les oscillations, mais elle présente une particularité : le graphe est tangent à celui de
aux points minimaux, comme le montrent les Figures 2, 3 et 4.
Figure 2 : La courbe tracée en rouge représente le graphe de
; celle tracée en bleu représente le graphe de
. Les deux se rapportent à une demi-période de l’onde carrée.
Figure 3 : La courbe tracée en rouge représente le graphe de
; celle tracée en bleu représente le graphe de
. Les deux se rapportent à une demi-période de l’onde carrée.
Figure 4 : La courbe tracée en rouge représente le graphe de
; celle tracée en bleu représente le graphe de
. Les deux se rapportent à une demi-période de l’onde carrée.
Notre procédure amortit donc le phénomène de Gibbs, mais au prix d’un ralentissement de la convergence. Les nouvelles sommes donnent en effet une approximation inférieure de la fonction cible. Dans les sections suivantes, nous verrons comment accélérer cette convergence.
La méthode de Cesàro-Fejér
Dans la section précédente, nous avons raisonné en termes physiques : le moyen le plus rapide d’atténuer les oscillations est l’interférence destructive. En réalité, cette approche a été (inconsciemment) développée au début du XXe siècle par le mathématicien hongrois Lipot Fejér, via les sommes dites de Cesàro.
Fejér n’a jamais évoqué l’interférence destructive dans ses travaux ; il s’est appuyé exclusivement sur des mécanismes mathématiques.
Pour comprendre les sommes de Cesàro, considérons une série numérique quelconque. L’analyse mathématique considère les séries comme des suites dans le champ réel. L’équation (3) définit alors la suite des sommes partielles :
Le comportement de cette suite à l’infini détermine la convergence de la série. Si cette limite est finie, on dit que la série converge. Si elle diverge, la série est divergente. Si elle oscille (ex. entre 0 et 1), on parle d’indétermination.
Par exemple, la série suivante est indéterminée :
Ici, les sommes partielles oscillent entre 0 et 1. Pourtant, on peut définir autrement les sommes partielles, par exemple en utilisant la moyenne arithmétique des sommes classiques : ce sont les sommes de Cesàro.
Cela semble trivial, mais cela redéfinit la notion même de convergence. En reprenant la série (6), on découvre que sa somme de Cesàro converge vers 1/2 – un résultat paradoxal mais intuitivement satisfaisant : la moyenne de 0 et 1.
Important : toute série convergente selon la définition classique l’est aussi selon Cesàro, mais l’inverse est faux.
Fejér a simplement appliqué cette méthode à la série de Fourier. On parle donc aujourd’hui de méthode de Cesàro-Fejér. Il a notamment démontré un théorème de convergence basé sur cette approche.
Mécanisme physique vs Mécanisme mathématique – La méthode de Lanczos
Nous aurions pu étudier les oscillations de Gibbs non amorties à partir des
. Le traitement mathématique est fastidieux ; une simulation avec Mathematica est donc utilisée. Les résultats sont montrés en Figure 5.
Figure 5 : Oscillations de Gibbs
(Les points rouges indiquent un couple maximum/minimum au voisinage de t = 0)
À mesure que
augmente, ces pics se rapprochent de
, tout en conservant leur amplitude, ce qui signifie que pour
, l’amplitude ne disparaît pas.
Pour améliorer la méthode de Fejér-Cesàro, il faudrait modifier le facteur de normalisation de l’équation (7). Le mécanisme physique reste le même (interférence destructive), mais mathématiquement, il faut s’éloigner des sommes
et exprimer les nouvelles sommes
directement à partir des coefficients de Fourier, via la forme complexe de la série, puis en la repassant en forme trigonométrique.
Après des manipulations complexes, on découvre que les coefficients de Fourier des nouvelles sommes sont modulés par des facteurs d’amortissement.
Pour améliorer encore la convergence, Cornelius Lanczos, physicien mathématicien hongrois, a travaillé sur la dérivée de
. Il a ainsi défini de nouveaux coefficients de Fourier, proches de ceux de Fejér-Cesàro mais selon une expression différente, optimisant le processus de convergence.
On note
les nouvelles sommes obtenues selon les méthodes de Fejér-Cesàro ou Lanczos :
À ce stade, il suffit d’entrer l’équation (8) dans Mathematica, dans le cas de la méthode de Lanczos, pour obtenir — avec
— le graphe présenté en Figure 6. En Figure 7, les deux méthodes sont comparées.
Figure 6 : Approximation de l’onde carrée par la méthode de Lanczos
Figure 7 : Comparaison des méthodes de Fejér (courbe verte) et Lanczos (courbe rouge) avec la série de Fourier classique (courbe bleue)
Conclusion
Dans bien des cas, l’intuition physique précède l’intuition mathématique. Cette dernière peut être inattendue, mais la première guide souvent plus efficacement. On conclut que les deux types d’intuition sont complémentaires.
Références
Colozzo M., Damping Gibbs, Matematica Open Source, 2025.
Hewitt E., Hewitt E.R., The Gibbs-Wilbraham Phenomenon, Archive for History of Exact Sciences, Vol. 21, Springer (1979), pp. 147–153.
Colozzo M., Exercise 2 (Loss Pass Filter), Matematica Open Source, 2025.
Jerri A.A., The Gibbs Phenomenon in Fourier Analysis, Springer, 1998.
Colozzo M., Étude de transitoires dans un circuit RC série.
Colozzo M., Routine simple pour un circuit intégrateur.
Wolfram S., Wolfram Language.
Dick S., Riddle A., Applied Electronic Engineering with Mathematica, Addison-Wesley.
Wagon S., Mathematica in Action, Springer.
Eugene D., Mathematica and the Wolfram Language, Schaum’s Outline.
Vlach J., Singhal K., Computer Methods for Circuit Analysis and Design, Van Nostrand Reinhold, 1983.
Adby P.R., Applied Circuit Theory, Ellis Horwood, 1980.
Notes scientifiques sur l’électronique de puissance.